Prologue du roman thriller d’Eric Bourdon Les Clarificateurs,
paru en 2012 aux Editions de la Méduse à Lille.

 

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          Lorsque Chang termina son exposé fastidieux, cette expression admirative qui avait le don d’irriter Mike refit surface sans prévenir. C’est en levant les yeux au ciel devant son petit auditoire que Chang, d’un ton béat qui contractait déjà à distance les mâchoires de son collègue, commença ses remerciements au Fondateur :
          « Enfin, je ne peux m’arrêter sans encore une fois remercier Notre-maître-à-tous de nous avoir apporté sa sainte technologie et de nous avoir dit que les portes de nos âmes ne sont fermées que de l’intérieur… »

          C’en fut alors trop pour Mike qui, assis devant lui, expira d’un coup tout l’air de ses poumons en secouant violemment la tête de gauche à droite. Lorsqu’il se retourna, il fixa du regard une auditrice qu’il ne connaissait pas encore et, d’une voix encore plus élogieuse que celle de Chang, il reprit :
          « Notre-maître-à-tous a dit aussi, lors de son dernier voyage en Chine : Le problème avec la Chine, c’est qu’il y a trop de Chine­toques ici ! »

          Est-ce le rire étouffé de Brad, son voisin de gauche, ou bien la tête livide que faisait Chang lorsque Mike lui refit face, qui lui fit prendre conscience de son écart ? En tout cas, le « Ooops… » qu’il prononça lui-même spontanément était bien plus grave qu’il n’en avait l’air.

 

          Ce ne fut pas la main droite que leva Mike en signe d’apaisement, tandis qu’il baissait la tête et faisait de son mieux pour se racler la gorge de la manière la plus naturelle possible, qui épargna à Chang le vif sentiment d’avoir totalement perdu la face. Son visage passa de la pâleur la plus extrême au rougeoiement le plus inhabituel chez quelqu’un plutôt connu pour  sa mesure et son sang-froid. Chang, écarlate, chercha en vain les yeux de Mike et expurgea d’un trait sa colère :
          « Je ne sais pas ce qu’il a dit lors de son voyage en Chine, mais je sais qu’il a écrit dans le bulletin de politique administrative du 15 janvier 2001 que ce qui est écrit est vrai et que ce qui ne l’est pas reste à démontrer. Tu devras me donner la référence du texte d’où tu as sorti cette connerie !!! »

          Cette fois, le rire de Brad n’était plus du tout étouffé, mais il permettait au moins de mettre fin au malaise ambiant. Ce ne fut pourtant pas avant que la main de Mike ne retombe finalement en claquant sur sa table que la petite assemblée se leva d’un seul homme et se tourna vers la gauche où siégeait le splendide buste en bronze du Fondateur. À l’arrière, une voix non identifiée cria alors, reprise aussitôt par le groupe tout entier et par ses applaudissements interminables :
          « Hip hip hip hourra ! Hip hip hip hourra ! Hip hip hip hourra !!! »

          Seul Mike resta assis au milieu des cris et des applaudis­sements. Lorsque l’assemblée sortit de la petite salle de conférence, il entendit le rire apaisé de Chang réconforté par des voix amicales et rassurantes. Brad sortit lui aussi, après avoir posé sa main sur l’épaule de Mike et murmuré à son oreille :
          « Il a dit aussi : Ils puent de tous les bains qu’ils n’ont pas pris, j’en suis à peu près sûr, mais je n’ai pas la référence… Bonne chance, mon pote ! » Lorsqu’il s’éloigna encore plus hilare qu’aupa­ravant, Mike pensa que Brad était le dernier à être resté dans la pièce.

          Il commença alors lui-même à regrouper ses papiers et se leva pour sortir, quand une voix s’affirma juste à côté de lui :
          « Enlève-moi ce petit sourire de cette bouche qui l’ouvre trop ! »

          Mike, surpris, reconnut en se tournant vers elle l’auditrice qu’il avait dévisagée tout en citant la pensée illustre de ‘Notre-maître-à-tous’ sur la Chine contemporaine. Elle était une des rares personnes sur laquelle il ne connaissait rien, ni son poste dans l’organisation à laquelle il appartenait depuis tout de même six ans, ni même son nom.

          « Il l’a dit, pourtant…
          – Il ne l’a pas dit. Chang a raison.
          – Il l’a dit.
          – Chang a raison. Ce n’est écrit nulle part. Seul ce qui est écrit est vrai. Les rumeurs ne nous intéressent pas. Ce n’est pas écrit, il ne l’a pas dit. Fin de la discussion.
          – Il l’a dit, putain !
          – Il y a une chose, reprit-elle plus lentement, qui nous intéresse encore bien moins que les rumeurs, ce sont ceux qui les créent et ceux qui les propagent. Si tu ne peux pas citer ta source, c’est toi qui deviens la source, et plus exactement ce qu’on appelle une source de problèmes. Tu sais ce qu’on fait avec les sources de problèmes ? La même chose qu’avec les problèmes. On les résout…
          – Tu te trompes de cible, renchérit Mike qui continuait à réunir ses papiers sans regarder son interlocutrice. Je ne suis pas la source, je ne l’ai pas inventée pour le plaisir. La source est plus haut placée, si tu veux savoir. Tu n’aimerais pas que je fasse un rapport sur cette source, je pense…
          – Je n’ai pas connaissance d’un rapport de qui que ce soit à ce sujet, sinon celui que Chang est probablement en train de rédiger sur toi en ce moment. En somme, tu t’es fait doubler ; désolée, c’est le premier rapport qui compte, comme tu le sais.
          – Encore plus désolé, insista Mike sans relâche en relevant les yeux, mais je ne suis pas le seul à avoir entendu ça. En somme, je ne sais pas s’il y a trop de Chinetoques en Chine, mais ici, à Boston, Chang est tout seul, même s’il est rapide pour balancer.
          – Ton ami n’y changera rien. Nous avons déjà trop de rapports sur toi. Je répète que tu l’ouvres trop, comme tu le démontres en ce moment. Maintenant, ajouta-t-elle, il va falloir résoudre le problème… que tu es… »

          Mike regarda alors son interlocutrice d’une manière tout à fait différente, comprenant soudain que sa petite phrase sortie à la fin du discours de Chang n’était pas à l’origine de leur rencontre, mais qu’elle en était juste le prétexte bien trouvé. Se retournant vers la porte de la salle de conférence, il surprit une présence masculine attentive et aussi peu familière que sa nouvelle connaissance. Revenant vers la jeune femme il demanda, d’un ton alors dépourvu de tout calcul :
          « Qui êtes-vous ? » À quoi elle répondit, tout en démêlant de sa main ses cheveux noirs d’ébène :
          « Une… chasseuse. Une chasseuse… de sales gosses. »

          Mike aurait pu prendre sa réponse pour une nouvelle marque d’hostilité, si elle n’avait ponctué celle-ci d’un sourire très large et, comble de l’étrange en cette circonstance, d’un regard empreint d’une bienveillance et d’un intérêt particulièrement sensibles. Elle ajouta sur le même mode :

          « Je m’appelle Karen. Et je suis venue ici, jeune homme, pour résoudre ton cas… »

 

 

Lisez le chapitre 1 : « Un gros cochon rose »
du roman thriller d’Eric Bourdon Les Clarificateurs !

 

 

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