« Un gros cochon rose »
Chapitre 1 du roman thriller d’Eric Bourdon Les Clarificateurs,
paru en 2012 aux Editions de la Méduse à Lille.

[ Lire le prologue du roman d’Eric Bourdon Les Clarificateurs ]

 

chochon rose

          « L’information doit être contrôlée !! Il n’est pas normal que sur Internet circulent toutes sortes d’informations contradic­toires sur lesquelles nous n’avons aucune prise… » Tous, autour de Mike et devant l’écran de l’ordinateur portable sur lequel passait la vidéo, laissaient largement transparaître leur joie. Le journaliste qui s’exprimait sur le plateau de télé d’un débat politique poursuivait d’un ton franchement autoritaire :

          « À titre personnel, je supporte sans réserve l’indispen­sable élaboration d’un système de contrôle international, par lequel les imbécillités et les diffamations que l’on trouve un peu partout sur Internet, c’est-à-dire un espace ouvert au grand public, puissent être rectifiées ; que l’on puisse enfin agir dessus ! Aujourd’hui, tout le monde peut lire et écrire n’importe quoi sans contrôle, rendez-vous compte ! L’animateur du débat finit par l’interrompre :

          – Mais qui peut prétendre, mon cher Franz, qui peut prétendre assurer une meilleure information qu’un autre ?
          – Mais enfin, vous le savez bien, reprit-il plus furieux que jamais, aujourd’hui le gage d’une bonne information qui s’appuie sur des sources fiables, c’est le métier, la profession de journaliste, vous en êtes un vous-même !
          – Oui, je vous taquine, je sais bien, je vous pousse dans vos retranchements, c’est aussi mon, notre métier…

 

          – Mais c’est bien trop important pour qu’on en parle légèrement, les choses sont trop graves maintenant. Non, le métier de journaliste est le gage d’une information de qualité qui s’appuie sur des sources fiables. Ce n’est pas un travail pour les amateurs !
          – Ce qui ne veut pas dire, Franz, reprit tout doucement l’animateur pour ne pas brusquer son confrère, que les amateurs n’aient pas leur mot à dire…
          – Mais c’est pour leur propre bien ! S’ils ont des informa­tions de qualité, ils pourront s’en servir pour alimenter chez eux leurs opinions et leurs débats. Mais n’oublions jamais que l’infor­mation est avant tout un métier, le professionnalisme et l’éthique journalistiques ne s’improvisent pas ! »

          Karen, assise devant l’ordinateur au milieu d’une douzaine de personnes réjouies comme si elles avaient gagné à la grande loterie nationale, jeta un coup d’œil à Mike, debout à côté d’elle :
          « Regarde bien ça, Mike… et maintenant, seulement deux ans plus tôt, le même journaliste au Congrès Mondial de la Liberté de la Très-Sainte-Presse… » Après une brève page de coupure, Mike reconnut le même homme s’exprimant au micro d’une tribune affichant orgueilleusement le slogan Pour la Liberté de l’information ! :

          « J’ai commencé le journalisme avec de très grands idéaux, des idéaux très élevés, disait-il la voix pleine d’émotion, et laissez-moi vous dire qu’ils ne m’ont jamais, jamais quitté. Mon credo, comme jeune journaliste, et plus encore aujourd’hui comme journaliste expérimenté, a toujours été la liberté de l’information contre les dictatures, les censures et les censeurs, les systèmes de pression, bref tous ceux qui pensent que l’information appartient à certains, les despotes éclairés, et que le peuple ne la mérite pas. J’ai toujours été du côté de ceux qui cherchent l’information, qui n’ont pas peur d’avoir une opinion, et révolté contre ceux qui attendent qu’on leur dise ce qu’ils doivent penser, ou contre ceux qui pensent qu’il faille avoir tel ou tel diplôme ou statut pour avoir le droit de penser ! Car nul ne peut prétendre posséder l’information ou la juger à la place d’un autre, nul ne peut prétendre être un professionnel de la vérité.
          « C’est contre ceux-là, continuait-il, oui, contre tous ceux-là que nous nous sommes toujours battus – et certains sont morts ! – pour assurer une véritable liberté de la presse, qui n’est pas la liberté d’une caste mais la liberté d’un peuple, qui est le droit inaliénable de tout individu, porté et défendu par le journaliste, à briser les barrières arbitraires posées par ceux qui prétendent savoir pour les autres, pour aller chercher et évaluer lui-même l’information là où elle est. Voyez-vous… l’histoire de la liberté de la presse est celle d’une révolution permanente du peuple contre les positions acquises, les institutions, les autorités et les censeurs ! Un vrai journaliste est celui qui refuse l’autorité dans l’information, c’est un amateur et un rebelle É‑TER‑NEL ! »

          Karen stoppa au milieu des rires étouffés derrière elle la vidéo qui s’interrompit sur le visage exalté du journaliste idéaliste :
          « Le montage est parfait ; avec ça, on le tient !
          – Et il a mis la même petite chemise rose dans les deux vidéos, ajouta le voisin immédiat de Mike, on dirait qu’il l’a fait pour nous…
          – Dans ce cas, on devrait le remercier ! ajouta un autre.
          – Ouais, comme on remercie tous les gros cochons roses qui ont beaucoup trop engraissé… » renchérit un suivant, avant d’éclater de rire avec ses collègues et de se taper dans les mains.

          Pendant que tous retournaient à leurs affaires, Karen, pensive, restée seule devant l’écran, se tourna à nouveau vers Mike :
          « Le même journaliste, les deux discours totalement opposés, à deux ans d’intervalle. Le premier défend la censure autoritaire, le deuxième, deux ans plus tôt, la liberté de l’information jusqu’à la mort. Mike, tu sais ce qu’il y a entre ces deux années ?
          – Il a juste pas trop l’air d’aimer Internet, répondit Mike, désabusé. C’est comme ça chez tous les vieux gratte-papiers tradi­tionnels…
          – D’après ce que tu viens juste d’entendre, Internet est l’incarnation de ce qu’il devrait adorer et qu’il a cherché toute sa vie ! La vraie liberté de l’information !
          – Alors ? Quoi ?
          – Il est marié et père de cinq jeunes enfants. Il a appris que sa femme était malade : cancer en phase terminale. Son journal est en pleine crise économique, trente-cinq pour cent de licencie­ments depuis deux ans, comme tous les autres, plus de lecteurs, pouf ! Tous évaporés, mais pas dans la nature ! Sur le web ! C’est gratuit et c’est mille fois mieux. Et tellement plus libre…
          – Il change d’avis, il passe du blanc au noir, par pur esprit de rancune ? Simple question d’intérêt ? La déprime ? La trouille de l’avenir ?
          – Tu as beaucoup à apprendre, Mike, et d’après ce que je sais de toi tu apprendras vite. Mais ce type est tout ce qu’il y a de plus ‘honnête’. Un bon père de famille bourgeois. Tu vois, c’est bien une question d’intérêt mais il ne l’avouerait jamais, ni à toi, ni à sa femme, ni à lui-même. Il a deux attitudes contraires sur l’essence de ce qui fait son boulot, à seulement deux années d’intervalle, et il les tient chacune le plus honnêtement possible. Stupidement, mais honnêtement. Ce que je veux dire, c’est qu’à aucun moment il n’a eu l’intention de mentir.
          – Comment fait-il pour ne pas s’en rendre compte ?
          – Dans la société, on accorde pourtant beaucoup d’impor­tance à la cohérence des discours ou des attitudes… Je ne sais pas comment ce type fait pour ne pas réaliser à quel point son revirement est impossible à tenir, mais je sais que c’est un excellent exemple, parmi bien d’autres, du fait que la vérité n’intéresse personne réellement, en dehors de ce jeu social qu’elle nous force à jouer… Nous évaluons nos intérêts, et nous formons des soi-disant ‘vérités’ pour les défendre. Quitte à ce que cela nous mène à des contradictions flagrantes. La vérité, Mike, n’est qu’un jeu. Nous sommes tous dans un jeu d’intérêts dans lequel la manipulation de l’information joue un rôle essentiel. Celui qui contrôle l’information… contrôle le jeu !
          – Et qui est ce journaliste ? » reprit Mike qui avait dirigé à nouveau son regard vers l’ordinateur.

          Karen ferma l’écran du portable et répondit :
          « Oh… il pourrait vomir sur Internet du matin au soir sans qu’on s’intéresse à lui mais, récemment… il s’est mis en tête de faire des reportages à sensation sur notre organisation, des ‘scoops’, en faisant parler nos prétendues ‘victimes’, tu sais… le genre de papiers qui font du tirage, c’est bien pour lui peut-être, mais ici on n’aime pas trop ce genre de pub…
          – Mais comment l’attaquer après ce que tu viens de dire ?
          – Comment ça ? demanda Karen, surprise.
          – Tu viens de passer cinq bonnes minutes à le défendre ! reprit Mike. À dire que l’intérêt prévalait sur les discours !
          – Exact, répondit Karen, radieuse, mais mon intérêt, mon bon ami, je veux dire notre intérêt, ce n’est pas de le défendre. C’est de jouer le jeu social ordinaire de la communication… pour le couler ! Et dans la société, le meilleur moyen de descendre un ennemi est de présenter au grand jour deux de ses discours les plus contradictoires, sur un des sujets les plus importants, comme par exemple la valeur de son métier de journaliste, qui est le cadre dans lequel il nous attaque. En somme, le discréditer.
          – Et vous allez présenter cette vidéo à un maximum de médias, les inonder avec ce film ?
          – Exactement.
          – Pour défendre vos intérêts.
          – Nos intérêts, Mike, ajouta Karen avec insistance.
          – Contre ceux qui croient encore à la vérité…
          – Et qui la bafouent autant que ceux qui n’y croient pas ! On leur met juste le nez dedans ! Mike… reprit Karen d’un ton plus doux mais tout aussi convaincu, ils y croient, oui, ils y croient vraiment, sincèrement, mais ils ne font qu’y croire. C’est un jeu auquel ils jouent mais ils n’en connaissent pas les règles. Ce qu’ils défendent sans le savoir, c’est leur intérêt, comme tu viens de le voir, c’est lui qu’ils placent toujours avant, et c’est lui qui détermine leurs apparentes ‘vérités’.
          – Tout comme nous ! »

          Karen se leva et se rapprocha de Mike :
          « Oui, tout comme nous. Nous défendons nos intérêts et attaquons les leurs, et construisons la communication et l’infor­mation et inventons la vérité dans le seul but de servir nos intérêts, mais nous, nous le savons, nous savons à quel jeu nous jouons ; celui qui contrôle la com contrôle le jeu ! Bienvenue dans le Bureau de la Communication, Mike Jannings. »

 

 

 

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